Bannir ou ne pas bannir TikTok – Telle est la question.
Ou notre billet d’infolettre probablement le plus controversé jusqu’ici.
Nous avons rarement vu un débat cyber diviser autant les générations que le discours entourant le bannissement de TikTok, cette application bien controversée tant pour son contenu addictif que son origine. Devrions-nous célébrer ce qui se passe aux États-Unis… ou s’inquiéter de dérapes de tels projets de loi?
RESTRICT et PAFACA
Il faut savoir, ce n’est pas la première fois que nos voisins du Sud tentent d’interdire l’utilisation de l’application (à savoir, TikTok célébrait dernièrement une communauté de 150 millions d’Américains).
En mars 2023, le Sénat américain proposait le RESTRICT Act – un sympathique acronyme qui signifie « Restricting the Emergence of Security Threats that Risk Information and Communications Technology ».
(Traduction : Restreindre l’émergence de menaces de sécurité qui mettent en danger les technologies de l’information et des communications).
Suite à l’annonce de ce projet, le groupe Electronic Frontier Foundation (EFF), un centre de recherche indépendant à but non lucratif visant à protéger la vie privée, la liberté d’expression et les valeurs démocratiques avait rapidement lever l’alerte sur l’imposant document qui… bien qu’il était décrit à l’époque comme un « Tiktok Ban » ne mentionnait l’application d’aucune façon.
Le RESTRICT Act fut décrit par les activistes comme le « Patriot Act sur les stéroïdes » - faisant allusion à l’accélération de la surveillance étatique aux États-Unis suivant l'adoption de ce projet de loi qui a donné beaucoup de pouvoirs aux autorités en réaction aux attentats du 11 septembre 2001.
En effet, le projet de loi va bien plus loin que de bannir une application de vidéos divertissante addictives – ses provisions larges et vagues pourraient ouvrir la porte à une surveillance numérique sans précédent des Américains.
Cette fois-ci, la tentative de bannir l’application TikTok passe par un autre projet de loi, bipartisan, sous le nom du Protecting Americans from Foreign Adversary Controlled Applications Act. (En bon français, la Loi sur la protection des Américains contre les applications contrôlées par des adversaires étrangers).
Bien que ce projet nomme plus spécifiquement ByteDance, la compagnie mère de TikTok, il ne se limite pas à contrôler la populaire application, et cible toutes les entreprises désignées comme fournisseurs d’ « applications contrôlées par des adversaires étrangers ». Cela peut inclure des sites Web et des logiciels sur des plateformes « de bureau », mobiles et les « technologiques augmentées ou immersives ».
Quelques conditions sont posées pour autoriser le Président à désigner un fournisseur d’application contrôlée par des adversaires - dont le nombre d’utilisateurs américains actifs qui doit être d’au moins un million et le fait de poser une menace importante à la sécurité nationale.
Bien que le projet ait été reçu favorablement au niveau politique et qu’il semble faire consensus auprès de plusieurs experts en géopolitique et en cybersécurité, il y a quand même place à se poser quelques questions au niveau du projet de loi.
Au delà de TikTok
Pour ça, il faut d’abord commencer par faire attention à ne pas parler du projet de loi que dans l’optique de TikTok. Nous ne serons certainement pas ceux qui viendront à la rescousse d’une application qui collecte beaucoup de nos données privées et où la désinformation se propage à toute vitesse – mais le projet de loi va bien au-delà de l’application en question et n’adresse pas du tout les enjeux de vie privée soulevés par tous les autres réseaux sociaux (voir Meta ici qui se retrouve quasi en situation de monopole).
L’Electronic Frontier Foundation continue d’ailleurs de dénoncer les projets de loi qu’il décrit comme étant inconstitutionnels. En effet, rien de ce qui est proposé jusqu’ici n’adresse l’éléphant dans la pièce, soit la collecte massive de nos données personnelles et il semble légitime de s’inquiéter de la pente glissante au niveau de la liberté d’expression en ligne – ou du comment on peut s’assurer de bloquer une plateforme sans contrôler l’usage de technologie comme les VPN – des outils importants pour la liberté et la vie privée.
« Le projet de loi [RESTRICT Act] autorise le département du Commerce à imposer des « mesures d'atténuation » sans aucune restriction quant à ce que pourraient être ces mesures. Ajoutez à cela une vague disposition d'application qui accorde le pouvoir de punir largement toute personne qui « élude » ces « mesures d'atténuation » non définies, et le résultat est une loi qui peut être lue comme criminalisant les pratiques courantes comme l'utilisation d'un VPN pour obtenir une application interdite, les installations chargées latéralement ou l'utilisation d'une application qui a été légalement téléchargée ailleurs, », a déclaré l'EFF.
Toujours dans les mots de l’EFF :
« Au lieu d'adopter ce projet de loi excessif et malavisé, le Congrès devrait empêcher toute entreprise, quel que soit l'endroit où elle est basée, de collecter des quantités massives de nos données personnelles détaillées, qui sont ensuite mises à la disposition des courtiers en données, des agences gouvernementales américaines et même des adversaires étrangers. Chine incluse. Nous ne devrions pas perdre de temps à discuter d’une loi qui sera rejetée parce qu’elle a réduit au silence la parole de millions d’Américains. Au lieu de cela, le Congrès devrait résoudre le véritable problème des atteintes incontrôlées à la vie privée en promulguant une législation complète sur la confidentialité des données des consommateurs ».
Bref, il est indéniable qu’on doit trouver des solutions aux enjeux géopolitiques, de désinformation et d’atteinte à la vie privée causées par des applications comme TikTok, mais le projet de loi, tel qu’il existe présentement n’est qu’un bandage qui n’offre pas de réelle solution à long terme, n’adresse pas toutes les autres plateformes sociales qui collectent nos données ou les autres applications ayant de similaire provenance géographique (Temu, Wechat ou Shein, par exemple 👀) - quoique le PAFACA pourrait éventuellement s’appliquer à ces plateformes là aussi.
Dans les mots de Samantha Floreani, un activiste du droit en ligne :
Il ne s’agit pas de nier les véritables inquiétudes concernant le gouvernement chinois, mais une telle focalisation aveugle sur TikTok en tant que méchant d’Internet fait dérailler la tâche la plus urgente consistant à démanteler de manière significative les modèles commerciaux sous-jacents du capitalisme de surveillance. Quatre ans plus tard, tout ce débat sur l'interdiction de TikTok a fait perdre de l'oxygène à des discussions plus difficiles sur la façon de construire une vision de l'avenir des technologies sociales qui ne soit pas dictée par une poignée de gens de la Silicon Valley et de Washington jouant à des jeux de pouvoir géopolitiques.
De l’autre côté, il est certain qu’on ne peut continuer à ignorer les risques d’ingérences politiques hostiles ou l’impact catastrophique de la désinformation sur des plateformes potentiellement motivée par des intérêts étrangers. Il faut considérer que le gouvernement chinois n’hésite pas non plus à bannir, de son côté, des applications et plateformes d’origine américaine – Bref, ça se joue à deux.
Pour en revenir à nous moutons 🐑 (et nos projets de lois), il s’agit d’une situation nuancée et complexe qui n’aura pas fini de faire parler d’elle dans les semaines, voir les mois à venir– mais qui mérite d’être au moins considéré dans son ensemble – soit le Protecting Americans from Foreign Adversary Controlled Applications Act et non pas le réducteur titre de « TikTok Ban ».
CyberCitoyen
Catherine&Samuel
En boni :
Une analyse du Citizen Lab sur les enjeux de vie privé en lien avec TikTok et Douyin et une déclaration du directeur, Ronald Deibert, sur l’utilisation faite par les défendeurs de TikTok dudit rapport.
« La conversation sur les problèmes potentiels de confidentialité et de sécurité nationale avec TikTok devrait servir de rappel que la plupart des applications de médias sociaux sont inacceptablement invasives by-design, traitent les utilisateurs comme des matières premières pour la surveillance des données personnelles et ne parviennent pas à transparence sur leurs pratiques de partage de données. C'est pourquoi une législation exhaustive sur la protection de la vie privée est absolument nécessaire ».
Au moment d’écrire ces lignes, le projet de loi avait été accepté par la Chambre des Représentants – reste à voir ce qui se passera au Sénat.
D’autres articles sur le sujet :
« Mais la voie tracée par l'interdiction de facto du Congrès est plus susceptible de conduire à des examens supplémentaires inspirés de la sécurité nationale ciblant la Chine que la législation dont nous avons besoin pour protéger les Américains contre les entreprises numériques malveillantes, quel que soit leur pays d'origine ». (Johanna Costigan, via Forbes)
Que se passe-t-il si le projet est officiellement adopté? CNN offre une réponse et des recommandations aux Influenceurs inquiets de perdre leur audience.
Ce genre de projets de lois n’est pas unique aux Américains : De nombreux gouvernements, dont l'Afghanistan, l'Australie, la Belgique, le Canada, le Danemark, les Pays-Bas, la Nouvelle-Zélande, Taïwan et le Royaume-Uni ont interdit l'application sur les téléphones gouvernementaux. Le Pakistan et l'Indonésie ont également fait des allers-retours sur la question de savoir s'il faut - et dans quelle mesure - restreindre l'accès à TikTok.
Et une petite dernière : Le Président Biden supporte le projet de loi.